LE DROIT AU RETOUR, CLEF POUR LA PAIX EN PALESTINE
Le « processus de paix » qui avait abouti aux accords d’Oslo en 1993 a échoué pour avoir ignoré deux questions essentielles :
la nature de l’État d’Israël et celle du droit au retour des Palestiniens expulsés en 1948. Pourtant, en 2005, un rapporteur spécial des Nations unies, Paulo Sérgio Pinheiro, définissait des « principes » sur la restitution des logements des personnes expulsées ou déplacées. Précis et détaillés, ils méritent d’être relus à la lumière de la passivité persistante de la communauté internationale sur les droits des Palestiniens.
L’actuel « processus de paix », qui a débuté quelques années après la guerre de 1967 pour aboutir aux accords d’Oslo en 1993, est dans l’impasse. Toutes les tentatives pour le faire progresser, y compris « le deal du siècle » ou, si l’on préfère, « le vol du siècle », ont échoué lamentablement. Depuis l’invention du « processus de paix », les efforts diplomatiques ont ignoré deux questions essentielles qui sont les principales raisons de sa disparition : d’une part, la question de la nature du sionisme et, d’autre part, celle du droit au retour des Palestiniens. Si on ne les traite pas, il n’y aura pas de véritable progrès vers la réconciliation et une paix juste.
RECONSIDÉRER LE SIONISME ET SES CRIMES
De récentes études sur la Palestine ont présenté le sionisme comme un mouvement colonialiste de peuplement. Il s’agit d’une ancienne conceptualisation de la question de Palestine, proposée pour la première fois par Maxime Rodinson dans son texte phare, « Israël, fait colonial ? » (Les Temps modernes, no 253 bis, juillet 1967), et avant lui par des universitaires palestiniens. Pendant des années, l’étude du colonialisme de peuplement était abordée dans une perspective idéologique, mais grâce à de nouvelles recherches, il est désormais possible d’examiner le sionisme en tant que colonialisme de peuplement dans une perspective académique. Cette évolution conduit à débattre du sionisme et de sa nature en les situant au cœur du conflit actuel sur le territoire de la Palestine historique.
Si comme l’avait suggéré très tôt Uri Davis en 1987 dans Israel : An Apartheid State (Londres, Zed Book), l’idée qu’Israël est un État d’apartheid est toujours rejetée dans certains milieux universitaires, cette notion est plus que jamais admise par la communauté académique. Il est difficile de ne pas définir Israël comme un État d’apartheid alors qu’aujourd’hui encore, en se fondant sur sa législation parlementaire, il désigne 93 % de son territoire comme étant réservé aux seuls juifs.
Une telle perspective permet de mieux voir, historiquement, comment est né le problème des réfugiés palestiniens et comment il s’est développé. Qualifier le sionisme de colonialisme de peuplement et Israël d’État d’apartheid conduit aussi à s’interroger pour savoir si le terme de « génocide » est légitime en la matière.
COLONIALISME DE PEUPLEMENT ET GÉNOCIDE
Le colonialisme de peuplement sioniste était le fait de colons européens qui fuyaient les persécutions en Europe et arrivaient sur des terres occupées par d’autres personnes qu’ils convoitaient pour eux-mêmes comme leur nouvelle patrie. Leur principal obstacle sur la voie de la création d’une Europe éloignée de l’Europe qui n’avait pas voulu d’eux était de se débarrasser de la population autochtone. Le regretté Patrick Wolfe avait attiré l’attention sur les logiques qui animent les mouvements coloniaux de peuplement, tel que le sionisme, lorsqu’ils se trouvent en présence d’une population indigène. Il affirmait qu’en pareil cas, ces mouvements étaient motivés par une logique qu’il a définie comme étant celle de « l’élimination de l’indigène ».
L’élimination a souvent été synonyme de génocide, comme dans le cas des peuples autochtones d’Amérique du Nord et d’Australie. En Afrique du Sud, elle a pris la forme d’un apartheid, d’un nettoyage ethnique et d’autres mesures de répression. En Palestine, le nettoyage ethnique a été le principal moyen de mettre en œuvre cette logique qui a conduit à l’expulsion de la moitié de la population et des villages de Palestine, à la destruction de son espace urbain et à l’occupation de près de 80 % du pays.
Jusqu’à aujourd’hui, même les observateurs critiques ont hésité à appliquer le terme de « génocide » aux politiques israéliennes à l’encontre des Palestiniens. Cependant, si on admet que les réfugiés palestiniens et leurs descendants sont victimes de la logique de « l’élimination de l’indigène », ils sont en tant que tels également victimes d’une politique génocidaire.
Une telle référence est justifiée si on considère les définitions du génocide des Nations unies. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies de 1948, est une convention contraignante qui a été adoptée par la Knesset. Elle précise qu’un acte génocidaire est « l’un des actes suivants commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel “y compris” “causer” des dommages corporels ou mentaux graves aux membres du groupe ».
La nature du sionisme et le droit au retour sont des questions liées entre elles. Notre propos ici est de dépasser la présentation des Palestiniens comme étant les victimes d’un seul acte génocidaire en 1948, mais de les présenter plutôt comme la cible d’une politique de dépossession continue qui comporte des aspects de pratiques génocidaires. Patrick Wolfe a suggéré de considérer le colonialisme de peuplement non pas comme un événement, mais comme un processus. Si le nettoyage ethnique de 1948 est présenté comme un acte génocidaire, alors la poursuite des politiques de dépossession relève de la même logique « d’élimination de l’indigène ». Ces politiques d’élimination perdurent parce que l’opération de 1948 a été incomplète en raison de la résistance des Palestiniens.
La dépossession structurelle ne se résumait pas à un acte de nettoyage ethnique, mais s’inscrivait dans des politiques génocidaires menées immédiatement après la fin de la catastrophe de 1948 (la Nakba palestinienne). Elle a commencé par l’expropriation officielle par Israël des biens et possessions des réfugiés par la « loi sur les biens des absents » de 1950 et par d’autres lois et législations israéliennes ultérieures. De plus, les autorités ont expulsé d’autres villages palestiniens entre 1948 et 1956, accroissant ainsi le nombre de réfugiés.
Les réfugiés et les personnes déplacées (à l’intérieur de leur propre pays (PD) après 1948, sont elles aussi victimes de nettoyage ethnique et, selon les définitions de l’ONU, d’un acte de génocide. Ignorer les droits de tous — les Palestiniens de 1948 et ceux des années suivantes — rendra toute solution future nulle sur le plan moral et non pertinente sur le plan politique.
Évoquons d’abord les réfugiés et les personnes déplacées de 1948 à l’intérieur de leur propre pays. Nombre d’entre elles possèdent les documents du cadastre ottoman (Tabu/Tapu) et du mandat britannique ainsi que d’autres documents attestant qu’ils sont propriétaires.
Si l’on ne prend en compte ni les actes et les titres de propriété de ces réfugiés ni les droits au retour et à l’héritage de leurs descendants, il n’y aura pas de paix en Israël et en Palestine. Ces droits devraient également être accordés aux citoyens palestiniens d’Israël déplacés à l’intérieur du pays.
LA RESTAURATION DES DROITS, UN PROGRAMME RÉALISABLE
Étonnamment, peu d’universitaires ont prêté attention à un modus operandi simple qui s’applique à la manière dont ces droits pourraient et devraient être mis en œuvre. Il s’inspire du droit international et est soutenu par la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies. Il est en adéquation avec le travail du géographe palestinien Salman Abu Sitta4, qui représente l’une des principales tentatives pour engager pleinement la mise en œuvre du droit au retour.
Ce que l’ONU met en avant, c’est la reconnaissance que le rétablissement de la justice dans le cas des réfugiés et des expulsés palestiniens inclut leur droit à l’héritage qui devrait être obtenu par une adhésion aux mécanismes qui ont été proposés par l’ONU en 2005 et qui sont connus sous le nom de « Principes Pinheiro ».
UN PLAN D’ACTION POUR UNE JUSTICE RÉPARATRICE EN PALESTINE
En 2005, le rapporteur spécial Paulo Sérgio Pinheiro présente un rapport à la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Il porte sur les droits économiques, sociaux et culturels, avec une insistance particulière sur la restitution des logements et des biens dans le contexte du retour des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du pays.
Les « principes Pinheiro » sont clairs :
Tous les réfugiés et les personnes déplacées ont le droit de regagner de leur plein gré, dans la sécurité et la dignité, leurs foyers et leurs terres d’origine ou ceux qu’ils occupaient habituellement, soulignant que le retour de plein gré dans la sécurité et la dignité doit être fondé sur un choix personnel effectué librement et en toute connaissance de cause.
Les principes considèrent que la restitution du logement, de la terre et du droit de propriété, ainsi que le droit au retour sont « essentiels à la résolution des conflits et à la consolidation de la paix après les conflits ». C’est « un élément clé de la justice réparatrice, [et un facteur qui] contribue à dissuader efficacement les situations futures de déplacement et à construire une paix durable ».
Un autre principe concerne le droit au retour volontaire :
Tous les réfugiés et les personnes déplacées ont le droit de regagner de leur plein gré, dans la sécurité et la dignité, leurs foyers et leurs terres d’origine ou ceux qu’ils occupaient habituellement. (…) Les États autoriseront les réfugiés et les personnes déplacées qui souhaitent regagner leur foyer, leurs terres ou leur lieu de résidence habituelle à le faire.
Le principe qui établit le lien entre la justice réparatrice, la restitution et le retour n’est pas moins important :
Les États privilégient le droit à la restitution comme moyen de recours en cas de déplacement et comme élément clef de la justice réparatrice. Le droit à la restitution existe en tant que droit distinct, sans préjudice du retour effectif ou du non-retour des réfugiés ou des personnes déplacées ayant droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens.
Israël continuant de déplacer des populations et le colonialisme de peuplement étant -comme Patrick Wolfe l’a indiqué — un processus et non un événement, une autre clause est pertinente :
Le droit d’être protégé contre le déplacement. Toute personne a le droit d’être protégée contre le déplacement arbitraire de son foyer, de sa terre ou de son lieu de résidence habituel.
Le caractère important de ces principes de 2005 est qu’ils respectent le droit au retour et à la restitution et protègent les réfugiés contre de nouveaux déplacements. Non moins important, ils nous disent comment le droit international se réfère au traitement des réfugiés avant la restitution. Lorsqu’on lit ces lignes directrices, on peut constater que les réfugiés palestiniens, où qu’ils se trouvent, ne bénéficient d’aucune des protections qui leur sont promises par le document de principes de Pinheiro.
Les principes présentent une image claire des droits au logement, à la terre et à la propriété :
Les États doivent s’assurer que les procédures en matière de restitution des logements, des terres et des biens soient totalement compatibles avec les normes internationales relatives aux droits humains, aux réfugiés et au droit humanitaire ainsi que les normes connexes, et que le droit au retour volontaire dans la sécurité et la dignité y soit reconnu.
Il est demandé aux États de mettre en place “en temps utile des procédures, institutions et mécanismes équitables, indépendants, transparents et non discriminatoires en vue d’évaluer les demandes de restitution de logements, de terres et de biens et d’y faire droit”.
Ces principes font peser sur l’État l’entière responsabilité de la restitution effective des logements, des terres et des biens :
Ces mécanismes, et pas seulement le principe du retour et de la restitution, devraient faire partie des accords de paix et des accords de rapatriement volontaire. Les accords de paix devraient comporter des engagements spécifiques de la part des parties de manière à traiter de façon appropriée toute question de logement, de terre et de propriété qui nécessite des recours en vertu du droit international ou qui menace de compromettre le processus de paix si elle n’est pas traitée, tout en donnant manifestement la priorité au droit à la restitution comme étant le recours privilégié à cet égard.
Et :
Toute personne qui aurait été arbitrairement ou illégalement privée d’un logement, d’une terre et/ou d’un bien devrait pouvoir présenter une demande de restitution et/ou d’indemnisation à un organisme indépendant et impartial. Sa demande devrait faire l’objet d’une décision et d’une notification de cette décision. Les États ne devraient pas poser de conditions préalables à l’introduction d’une demande de restitution.
Les principes couvrent également les obstacles auxquels les réfugiés peuvent être confrontés dans le cadre du processus de restitution.
Sachant qu’ils ne seront pas toujours en mesure de suivre correctement leurs demandes, le document précise que :
Les États devraient veiller à ce que les réfugiés et autres personnes déplacées aient accès au processus de demande de restitution quel que soit le lieu où ils résident pendant la période de déplacement, y compris dans le pays d’origine, le pays d’asile ou le pays où ils ont trouvé refuge.
Le reste de ces principes établit une méthodologie claire pour le rétablissement des droits. Quasiment tous les aspects en sont pertinents pour trouver un jour une solution au problème des réfugiés palestiniens. On attendrait des États qu’ils assument l’entière responsabilité de ce processus, ce qui dans le cas de l’Israël sioniste ne se produira jamais. De là le lien qu’il convient d’établir entre la dé-sionisation de l’État et la solution globale du problème des réfugiés.
Dans les principes de Pinheiro, un tel État devra établir des centres et des bureaux de traitement des demandes et veillera à ce que les réfugiés disposent de suffisamment de temps pour constituer leur demande. L’État fournira également une aide juridique
gratuite.
L’État est également censé :
Établir ou rétablir des plans cadastraux nationaux polyvalents ou d’autres systèmes appropriés permettant d’enregistrer les droits sur les logements, les terres et les biens en tant que partie intégrante de tout programme de restitution, en respectant les droits des réfugiés et des personnes déplacées.
Qui plus est, les États sont encouragés à envisager favorablement les questions de restitution, même dans les cas où il n’existe pas de documents dénués d’ambiguïté sur la propriété ou dans les cas de “destruction malveillante de documents”.
Enfin, les principes de Pinheiro avancent deux points qui constituent une réponse efficace à deux arguments majeurs de la propagande israélienne contre le droit au retour. Le premier de ces arguments affirme que les Palestiniens n’ont pas été expulsés en 1948, mais qu’ils ont fui, ou, plus cyniquement selon le discours dominant israélien, qu’ils ont “quitté volontairement” leurs domiciles et donc qu’Israël n’est pas dans l’obligation de permettre leur retour. Toutefois, les principes ne font pas de distinction entre les réfugiés qui sont partis, ceux qui ont fui une situation de violence ou ceux qui ont été expulsés de force de leur foyer.
Ils sont clairs sur ce point :
Les États peuvent présumer que les personnes qui ont fui leur foyer pendant une période marquée par des violences ou une catastrophe l’ont fait pour des raisons en rapport avec ces violences ou cette catastrophe et ont donc droit à la restitution de leur logement, de leur terre et de leur propriété.
Le deuxième argument avancé par Israël (principalement par les sionistes libéraux) est que l’on ne peut résoudre un mal en créant un nouveau, c’est-à-dire en expulsant les personnes qui habitent désormais les maisons des réfugiés.
Le document Pinheiro aborde la question de l’expulsion :
Les États devraient veiller à ce que les occupants secondaires soient protégés contre l’expulsion arbitraire ou l’expulsion forcée illégale. Les États veillent à ce que, lorsque l’expulsion de ces occupants est considérée comme justifiable et inévitable aux fins de la restitution des logements, des terres et des biens, il y soit procédé de manière conforme aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, afin que les occupants secondaires bénéficient des garanties d’une procédure équitable, y compris la possibilité d’être dûment consultés, d’un préavis suffisant et raisonnable et d’un recours juridique, y compris la possibilité d’obtenir réparation.
SE METTRE EN CONFORMITÉ AVEC LE DROIT INTERNATIONAL
En faisant du sionisme un colonialisme de peuplement, en soulignant le caractère d’apartheid et les éléments génocidaires des politiques israéliennes en 1948 (et depuis lors) et en se basant sur les principes de justice réparatrice des Nations unies, il semble qu’il soit temps que l’ONU joue un rôle plus affirmé sur la question de Palestine. L’Assemblée générale des Nations unies pourrait placer l’État d’Israël dans la catégorie des États d’apartheid et soumettre son cas à la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1973 jusqu’à ce que l’État d’Israël soit obligé de reconnaître le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination.
Les Nations unies pourraient exiger que, conformément aux principes du droit international, Israël annule sa législation d’apartheid, notamment la loi de 1950 sur les biens des absents ; mette fin à son occupation et à sa colonisation de toutes les terres arabes et démantèle le mur de séparation. Elle devrait également reconnaître les droits fondamentaux des citoyens palestiniens d’Israël à une pleine égalité.
Compte tenu de la procédure détaillée que l’ONU elle-même a prévue pour le retour des Palestiniens dans leurs foyers et leurs propriétés, l’Assemblée générale des Nations unies devrait adopter une résolution appelant Israël à respecter, protéger et promouvoir les droits des réfugiés palestiniens à retourner dans leurs foyers et leurs propriétés, comme le stipule la résolution 194 des Nations unies et conformément aux principes de Pinheiro.
Tant que la communauté internationale en général, et les Nations unies en particulier, ne défendra pas et ne respectera pas les droits fondamentaux des Palestiniens, il n’y aura pas de solution durable, juste et globale au conflit sur le territoire de la Palestine historique.