CE QUE L’AMERIQUE N’A PAS ENTENDU
« Une émeute, c’est le langage des sans-voix. Qu’est-ce que l’Amérique n’a pas entendu ? » (Martin Luther King)
Ces mots datent de… 1967. Une période de fortes tensions raciales aux États-Unis. Des citoyens réclamaient la fin des inégalités. Parfois dans le calme. Parfois dans le chaos. Des policiers les réprimaient avec violence. L’Amérique s’entre-déchirait Comme aujourd’hui.
Plusieurs athlètes soutenaient alors les revendications des Afro-Américains. Muhammad Ali. Kareem Abdul-Jabbar. Bill Russell. Arthur Ashe. Les sprinteurs Tommie Smith et John Carlos, médaillés des Jeux de Mexico. Sur le podium, Carlos portait un collier de billes noires « pour les personnes lynchées ou tuées pour lesquelles personne n’a fait de prière. Pour ceux qui ont été goudronnés et pendus. Pour ceux qui ont été jetés en bas de bateaux. »
Après ces coups d’éclat, il y a eu un long silence. Pendant 40 ans, les athlètes se sont tus. Oui, de nouvelles lois ont amélioré le sort des Noirs. Mais surtout, les vedettes craignaient de froisser les partisans et les commanditaires.
Le cas le plus célèbre ? Michael Jordan. Lors d’une élection, en 1990, il avait refusé de soutenir un candidat noir qui se présentait contre un raciste notoire. « Les républicains achètent aussi des espadrilles », s’était-il justifié.
Au fil des ans, ce silence est devenu une convention. Les athlètes ont cessé de commenter l’actualité. De participer au débat public. De militer. Surtout aux États-Unis. Les rares qui sont sortis des rangs en ont payé le prix.
Souvenez-vous de Colin Kaepernick, en 2016. Le quart-arrière des 49ers de San Francisco a posé un genou au sol pendant l’hymne national pour protester contre la brutalité policière envers les minorités. Son geste – pacifique – a été dénoncé violemment. Il a reçu des menaces de mort. Des partisans ont brûlé des produits de Nike, son commanditaire. Donald Trump l’a traité de « fils de pute » et a exigé son congédiement. D’ailleurs, au terme de la saison, aucune équipe n’a voulu l’embaucher.
PHOTO MARCIO JOSE SANCHEZ, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS
Colin Kaepernick (à droite) et son coéquipier Eric Reid sont agenouillés pendant l’hymne national avant un match de la NFL, le 12 septembre 2016.
« Stick to Sports », s’est-il fait dire.
Tiens-t’en au sport.
Pourquoi ?
Pourquoi les athlètes doivent-ils se taire face aux injustices ?
Lancer une balle ou tirer une rondelle leur soustrait-il le droit de dénoncer ? De manifester ? D’être un citoyen engagé ?
Je vais poser la question autrement.
Qui profite de leur silence ?
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En 2004, le baseballeur Carlos Delgado s’est lui aussi fait dire « Stick to Sports ». Il a préféré écouter ses convictions et manifester son opposition aux guerres en Irak et en Afghanistan en restant dans l’abri pendant l’hymne God Bless America.
Dix ans plus tard, dans une entrevue à un journal portoricain, il ne regrettait pas son geste. « C’est important que les athlètes, qui peuvent rejoindre des millions de personnes, utilisent leur plateforme. Si tes principes t’obligent à agir, fais-le, que tu sois seul ou avec d’autres. »
Ce qu’ont fait des dizaines d’athlètes depuis le meurtre brutal de George Floyd par des policiers de Minneapolis, la semaine dernière. Ils ont exprimé leur colère. Sur Facebook. Sur Twitter. Sur Instagram. Dans la rue. Encore une fois, les conservateurs leur ont répondu « Stick to Sports ». Mais cette fois, ça n’arrivera pas. Comme des millions d’autres citoyens issus des minorités, ces athlètes en ont assez.
Assez de la violence gratuite.
Assez des inégalités sociales.
Assez du racisme systémique.
Eux aussi le crient. Haut et fort.
LeBron James. Serena Williams. Derek Jeter. Simone Biles. Félix Auger-Aliassime. Sloane Stephens. P.K. Subban. Evander Kane. DeMarcus Lawrence. Anthony Duclair. Lewis Hamilton. Des équipes et des ligues ont publié des messages d’appui – plus ou moins sentis.
Même Michael Jordan est sorti de son mutisme. Ce qui n’est pas peu dire. « Je suis aux côtés de ceux qui dénoncent le racisme enraciné et la violence envers les gens de couleur. Nous en avons eu assez. »
La paix, représentée par la génuflexion de Colin Kaepernick, n’a rien donné. L’Amérique n’a pas entendu. Le discours s’est radicalisé. Chez certains athlètes, entre autres. Kaepernick lui-même l’a exprimé cette semaine dans ce message sur les réseaux sociaux : « Lorsque la civilité engendre la mort, la révolte est la seule réaction logique. Les appels à la paix vont pleuvoir. Ils tomberont dans l’oreille d’un sourd, car votre violence a causé cette résistance. Nous avons le droit de riposter ! »
Des propos qui choquent. Bousculent. Dérangent. Mais qu’il faut entendre.
Pour comprendre le sentiment d’injustice. La perte de confiance envers les policiers. Envers les politiciens. Envers les institutions. Le désir de changement. De révolte. De se battre.
Je suis contre la violence. Je suis plutôt de l’école de Martin Luther King, qui la croit contre-productive. « Par la violence, disait-il, vous pouvez tuer le menteur, mais pas le mensonge. Par la violence, vous pouvez tuer le haineux, mais pas la haine. En fait, la violence ne fait qu’accroître la haine. »
Mais pire que les émeutes, c’est l’ignorance. De ceux qui se ferment les yeux. Qui se bouchent les oreilles. Qui scandent « Stick to Sports ».
De ceux qui profitent du silence.
De ceux qui refusent d’entendre l’Amérique.
Et que dit-elle, cette Amérique ?
La même chose que Martin Luther King en 1967.
« Elle n’a pas entendu que la situation des Noirs s’est aggravée au cours des dernières années. Elle n’a pas entendu que les promesses de liberté et de justice n’ont pas été tenues. Elle n’a pas entendu que de larges segments de la société blanche sont plus préoccupés par la tranquillité et le statu quo que par la justice, l’égalité et l’humanité. […]
« Tant que l’Amérique remet la justice à plus tard, il y aura une récurrence de la violence et des émeutes. Encore et encore. La justice sociale et le progrès sont les garants absolus de la prévention des émeutes. »